George Orwell dans La Ferme des animaux, 1945, écrivait en préface, ‘les directeurs de journaux s’arrangent pour que certains sujets ne soient pas abordés, ce n’est pas par crainte des poursuites judiciaires,mais par crainte de l’opinion publique.’ C’est dire l’importance de l’opinion publique. Mais c’est quoi au juste l’opinion publique ? Existe-t-elle vraiment ?
Les notions essentielles du chapitre définies ci-dessous : opinion publique, sondage, démocratie d’opinion, fonction d’agenda, agenda politique
I. Une opinion publique qui prend naissance avec la démocratie
Dans les salons littéraires
C’est donc dans les salons littéraires que les bourgeois ‘éclairés’ échangeaient des opinions à partir du XVIIIe siècle. Mais il n’était pas question pour autant à l’époque de parler d’opinion publique.
Le vote crée l’opinion
Par contre avec la naissance des élections au XIXe va émerger petit à petit l’obligation pour les partis politiques de connaître l’opinion des citoyens. Rappelons toutefois que cela s’est fait très lentement. En France, avant 1848, le vote ne concernait que les hommes de plus de 25 ans, les plus favorisés. Les femmes, les indigents, les pauvres, ceux qui n’étaient pas capable de payer le cens, l’impôt de l’époque, ne pouvaient pas prendre part au vote. Ainsi, en 1791, sur environ 28 millions d’individus, il n’y a que 7 millions de citoyens. Parmi ceux-ci, uniquement 4 millions sont considérés comme actifs car ils payent le cens notamment. Mais parmi les actifs, seuls ceux payant un impôt équivalent à 10 jours de travail et étant propriétaire pouvaient élire les députés. Le pouvoir était bien gardé.
Une presse sous contrôle
De même rappelons que toute réunion publique ne pouvait se faire sans l’agrément du gouvernement. Ce n’est qu’en 1907, que la loi sur la liberté de réunion sera promulguée. D’autre part, la presse écrite ne prend son envol que très tardivement. Mis à part, les trois premières années de la Révolution Française marquées par l’apparition de centaines de journaux libres, la presse sera ensuite sous le contrôle du pouvoir politique pendant la grande partie du XIXe. Ce n’est que sous la Troisième République, en 1881, que la liberté de la presse est consacrée.
L’opinion publique
Ainsi émerge en France, à la fin du XIXe siècle, une opinion publique . Pour le sociologue français Jean Stoetzel (1910/1987) c’est ‘un ensemble de jugements sur les problèmes actuels auxquels adhère une grande partie des membres d’une société’. Les premières mesures de l’opinion publique vont apparaître tout naturellement là où la compétition électorale nécessite de mieux cerner l’opinion publique. Aux États-Unis, la première élection présidentielle de 1789 proclame Georges Washington président. Il n’a pas vraiment d’opposant. Mais en 1824 on voit apparaître les « votes de paille’ (straw polls), pour savoir dans quelle direction souffle le vent, comme la pratique populaire de lancer une brindille pour savoir d’où vient le vent. Ainsi les grands journaux, lancent des campagnes d’intention de vote. Cela va se populariser tout au long du XIXe siècle. Pour autant la méthode est peu pertinente puisque les sondés ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population.
La naissance des sondages
En 1936, le sociologue George Gallup prédit à partir d’un échantillon mieux représentatif la victoire de Roosevelt, ce qui va être confirmé. La méthode des sondages est née. Un sondage est donc une méthode statistique visant à interroger une partie de la population pour en déduire des résultats probants pour l’ensemble de la population. La loi française du 25 avril 2016 définit un sondage comme « une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon ».
L ‘industrie’ des sondages
Le Français Jean Stoetzel alors professeur détaché aux États-Unis, va connaître Gallup et ramener la technique des sondages en France en créant en 1938 l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP). Nous nous intéressons aux sondages d’opinion, derrière lesquels toute une ‘industrie‘ d’instituts réalise des profits. Pour autant, il faut savoir également que la majorité des sondages correspond en réalité à des sondages marketing réalisés par des entreprises pour mieux cerner le client potentiel. Les techniques de sondage sont donc largement utilisées.
II. Les sondages : techniques et interprétations
Le mieux sera de mettre la ‘main dans le cambouis’ 🙂 en réalisant à plusieurs un sondage, comme le font très généralement les étudiants en première année de sociologie. Voici les règles qui concernent l’échantillonnage, l’élaboration du questionnaire puis l’interprétation des résultats
A. L’échantillonnage du questionnaire
L’échantillon doit avoir une taille suffisante. Les statistiques nous montrent qu’un échantillon de 1000 personnes nous conduit à des résultats significatifs avec un risque d’erreur de 2%. C’est donc une méthode qui peut paraître probante. Pour autant, un sondage montrant des intentions de vote avec peu d’écart entre les candidats, est peu significatif.
Méthode aléatoire et quotas
Pour créer l’échantillon il y a deux méthodes, la méthode aléatoire et les quotas. La première méthode est peu utilisée car elle consiste à tirer au hasard des individus. Cela induit des coûts élevés pour aller sonder les individus dispersés géographiquement. La méthode qui est utilisée est la méthode des quotas, qui consiste à reconstituer en modèle réduit la population à étudier. Ainsi on doit avoir certaines caractéristiques identiques notamment en terme d’âge, de sexe, de classe sociale ou plutôt PCS, de niveau de diplôme. La majorité des sondages est aujourd’hui réalisée par téléphone. Tu as déjà vu des sondages par Internet te demandant ton avis. Ils sont beaucoup moins probants car la population concernée est beaucoup moins représentative de l’ensemble de la population.
Les marges d’erreur des sondages
Ci-dessous, ce tableau publié par l’ IFOP en 2020, te montre les marge d’erreurs des sondages d’opinion :
Si l’effectif interrogé est … |
Si le pourcentage trouvé est … |
|||||
|
5 ou 95 % |
10 ou 90 % |
20 ou 80 % |
30 ou 70 % |
40 ou 60 % |
50 % |
100 |
4,4 |
6,0 |
8,0 |
9,2 |
9,8 |
10,0 |
1000 |
1,4 |
1,8 |
2,5 |
2,8 |
3,0 |
3,1 |
2000 |
1,0 |
1,3 |
1,8 |
2,1 |
2,2 |
2,2 |
4000 |
0,7 |
0,9 |
1,3 |
1,5 |
1,6 |
1,6 |
10000 |
0,4 |
0,6 |
0,8 |
0,9 |
0,9 |
1,0 |
Lecture : dans le cas d’un échantillon de 1000 personnes, si le pourcentage mesuré est de 20 %, la marge d’erreur est égale à 2,5 points de pourcentage. Le « vrai » pourcentage parmi les personnes interrogées est donc compris entre 17,5 % et 22,5 %.
B. L’élaboration du questionnaire
Des question pertinentes
Cela demande un travail rigoureux car le questionnaire doit répondre à certaines règles d’impartialité élémentaires. Les questions doivent éviter des termes techniques ou trop vagues. Par exemple, au temps du Coronavirus : ‘Que pensez-vous de la Chlorodyne comme moyen de guérison du Covid-19’, c’est trop technique. ‘Pensez-vous que le gouvernement a mis en place les mesures nécessaires pour combattre la pandémie?’, c’est trop vague. Autre chose, les questions ne doivent pas induire la réponse. ‘Pour éviter une pandémie mortelle, faut-il respecter scrupuleusement les règles édictées ? ‘. Peut-on répondre autre chose que ‘Oui’.
Un sondage déterminé dans le temps
Il faut savoir également qu’un sondage d’opinion est censé représenté l’opinion publique à un moment déterminé. Par exemple, quinze jours avant une élection, les sondages ne sont représentatifs que d’une opinion à ce moment précis. Les anciens se rappellent du fameux duel au deuxième tour des élections présidentielles en France en 1995, entre Balladur et Jacques Chirac. Les sondages 15 jours avant les élections donnaient Balladur gagnant et c’est pourtant Jacques Chirac qui gagna les élections. De même en 1996, les sondages américains prédisaient la victoire d’Hilary Clinton contre Donald Trump en 1996 mais au fur et à mesure que se rapprochait la date de l’élection les écarts se réduisaient et on connait la suite.
C. L’interprétation des résultats
Les sondages fournissent une probabilité et non une certitude. Donc les affirmations doivent être prohibées. Les anglais disent ‘Non’ au Brexit. C’est faux ! Les sondages devraient systématiquement donner les non réponses au sondage car en effet, lorsqu’un individu ne s’expriment pas lors d’un sondage, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas d’opinion. Le fait même de déclarer qu’on n’a pas d’opinion peut être une information à étudier.
Savoir critiquer les sondages
De nombreuses critiques se sont élevées pour contester la capacité des sondages à refléter l’opinion publique. Quand en 1972, Pierre Bourdieu dit ‘l’opinion publique n’existe pas’, il remet en cause trois postulats:
As-tu une opinion
– » toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ». Ainsi les non-réponses écartent des individus notamment qui ne se sentent pas aptes à répondre. Les moins diplômés et les moins engagés sont ainsi moins représentés dans les sondages.
Nos opinions se valent ?
– » on suppose que toutes les opinions se valent ». Intrinsèquement cela est faux car, comme l’a montré Paul Lazarsfeld, il existe des leaders d’opinion, dont la parole a plus de poids que l’individu lambda.
Une fabrique de l’opinion
– « dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées ». Ainsi, à travers la question posée, et le sondage largement diffusé auprès des médias, on fabrique une opinion publique. Cette idée est fondamentale en sociologie, car cela renvoie à l’idée que l’opinion publique n’est pas que la simple agrégation des opinions individuelles. Cela rejoint la célèbre formule holiste ‘le tout est supérieur à la somme des parties’. En réalité nous dit Pierre Bourdieu, derrière ce qu’on affiche comme l’opinion publique, on nous cache le système de force et de tensions qui est en jeu. Ainsi, le sociologue Patrick Champagne, de la même école de pensée que Bourdieu, a dit ‘les sondages font l’opinion’.
Les sondages seraient le reflet de la démocratie
Pour autant, d’autres sociologues ou penseurs comme le philosophe allemand Jürgen Habermas, réaffirment le caractère démocratique du sondage qui permet de représenter à un moment donné l’expression des citoyens et qui doivent donc être pris en compte par les pouvoirs publics dans leurs prises de décision. En effet, quelles que soient les dérives, ne faut-il pas mieux une liberté des médias et de la presse plutôt qu’une propagande d’État. C’est notamment l’idée de J. Habermas dans L’espace public, 1962.
III. Une démocratie d’opinion qui transforme la communication politique
La multiplicité des sondages et leurs médiatisation régulière participent à la fabrication de l’opinion publique. Nous pouvons ainsi observer différents processus :
– un ensemble de citoyens notamment ceux avec peu de conscience politique, reprendraient l’opinion de la majorité qui deviendrait alors l’opinion publique.
– la spirale du silence. Ceux qui ont une opinion dissidente peuvent ne pas se sentir prêt à répondre véritablement à certaines questions. C’est ce que la sociologue allemande Noelle-Neumann appelle la ‘spirale du silence’ (1974). Les sondages d’opinion ne feraient que conforter ainsi l’opinion dominante colportée par les médias.
Ce à quoi il faut penser
D’autre part, les sondages d’opinion nous disent ce sur quoi il faut penser, ce faisant ils ont un rôle clé dans la fonction d’agenda, c’est à dire qu’ils déterminent les thèmes de préoccupation de l’opinion publique et les enjeux du débat public. Ce faisant, ils agissent sur la mise en agenda politique c’est à dire faire reconnaître qu’un problème nécessite une action publique. Les décideurs se doivent alors de gérer le problème et de communiquer sur celui-ci.
La démocratie d’opinion
On voit apparaître alors une véritable démocratie d’opinion qui se caractérise par le fait que les décideurs publics prennent leurs décisions pour répondre à l’opinion publique. Il y aurait ainsi un lien plus direct entre les pouvoirs publics et les citoyens, au dessus des corps intermédiaires représentés notamment par les syndicats, les associations et les partis politiques. La démocratie représentative qui nécessite des décideurs aux objectifs affirmés, pourrait à certains moments être supplantée par cette démocratie d’opinion qui à la limite pourrait ressembler à du populisme. Il faut être prudent toutefois avec cette idée. D’une part parce qu’on peut considérer que la démocratie d’opinion vient compléter la démocratie représentative. Les pouvoirs publics ont alors la possibilité d’observer l’opinion publique régulièrement et d’ajuster éventuellement les décisions publiques.
Le two step flow
D’autre part, on l’a déjà évoqué, la réception d’un message n’est pas passive mais réinterprété en prenant en compte notamment le point de vue des influenceurs. C’est la théorie du two step flow of commuication de Paul Lazarsfeld, qui laisse penser que les corps intermédiaires continuent à jouer leurs rôles.
Conclusion
Au final nous avons compris que l’opinion publique est une construction sociale. Née avec la démocratie, la technique des sondages d’opinion a permis de mettre en place aujourd’hui une véritable ‘industrie’ pour répondre à une demande des décideurs. Par effet rétroactif, cette opinion publique a des effets notamment sur l’opinion des individus, sur les décisions politiques et sur les mobilisations sociales. Il est très important de démystifier cette construction de l’opinion publique pour ne pas se sentir manipulé par les politiques, les médias et se réfugier alors dans des réseaux sociaux parallèles pourvoyeurs de fake-news répondant à certains objectifs parfois mal-intentionnés.
MAJ mars 2023 @ Philippe Herry