Selon la théorie du déversement, les emplois perdus dans un secteur à cause du progrès technique étaient compensés par d’autres emplois créés dans d’autres secteurs. Mais avec une robotisation accrue, l’intelligence artificielle, le numérique, … cela restera-t-il vrai ? Après avoir fait des constats sur les mutations du travail, nous poserons cette question de l’intégration sociale par l’emploi qui pourrait être remise en cause. Au passage nous nous allons retrouver les différentes formes d’organisation du travail en passant du taylorisme au post-taylorisme.
Les notions du programme à connaître: travail, emploi, halo du chômage, qualité des emplois, taylorisme, fordisme, post-taylorisme, néo-taylorisme, polarisation des emplois, précarisation de l’emploi, emploi et intégration sociale
I. Entre l’emploi, le chômage et l’inactivité
A. Activité, emploi et travail
B. Le brouillage des frontières entre emploi, chômage et inactivité
→ Repérer les évolutions des emplois précaires
→ des types d’emplois à la frontières entre salariés et non salariés
II. La qualité de l’emploi : une approche multidimensionnelle
A. Les critères de la qualité des emplois
Même si tu n’as pas encore commencé à travailler, tu es capable de donner plusieurs critères qui permettent d’indiquer le niveau de qualité d’un emploi. On retrouve pèle mêle ; le niveau de salaire et sa régularité, la sécurité en cas de perte d’emploi, l’horizon de carrière, la formation continue dont on peut bénéficier, les variété des tâches, le stress occasionné par le travail, la dangerosité du métier , les relations entre collègues, …L’OCDE retient trois critères cl&s. La qualité du revenu, qui comprend le montant mais aussi la répartition dans la population active, la sécurité de l’emploi notamment face à la perte possible de l’emploi, et la qualité de l’environnement du travail, donc les relations, le stress, …
Or comme tu le sais, les inégalités vis-à-vis de la qualité de l’emploi sont marqués selon les catégories sociales.
B. Des inégalités dans la qualité des emplois entre les cadres et les employés
Les cadres connaissent objectivement une meilleure qualité du travail. Au delà de la rémunération en moyenne plus élevé, ils bénéficient de plus de formation ce qui leur permet d’évoluer dans leurs carrières plus facilement. Le travail est aussi plus souvent considéré comme moins routinié et moins pénible.
III. Du taylorisme au post-taylorisme
En 1776, dans son premier chapitre de La richesse des nations, Adam Smith nous présente les bienfaits de la parcellisation des tâches à travers l’exemple célèbre d’une manufacture d’épingle dont voici un extrait :
“Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s’est fait souvent remarquer : une manufacture d’épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d’ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l’invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu’il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n’en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, niais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier lire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière; blanchir les épingles en est une autre; c’est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles; enfin l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois.”
Adam Smith nous montre ainsi que la parcellisation des tâches décuple la productivité de chacun, puisque chacun ne se concentre que sur une tâche élémentaire, ne perd donc pas de temps et même maîtrise de mieux en mieux sa tâche. Cela entraine des répercussions positives en chaîne ; plus de profit réalisés, possibilité de distribuer plus de salaires aux ouvriers, baisse éventuelle des prix des biens produits ce qui a des conséquences sur le pouvoir d’achat et induit alors une hausse de la demande dans d’autres domaines avec tous les effets vertueux que cela engendre.
…
Le saviez-vous? Adam Smith un plagiaire? Le fameux exemple de la manufacture d’épingle que l’on retrouve dans les premières lignes de son célèbre ouvrage, illustre l’idée que la division du travail accroît la productivité. Cette idée était fort répandue à l’époque et A. Smith a puisé dans de nombreuses sources dont vraisemblablement l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert. |
Bien des années plus tard, l’ingénieur américain Taylor (1856/1915) va mettre au point l’Organisation Scientifique du Travail (OST) qui va bouleverser la façon de travailler par la suite. Taylor a commencé comme apprenti ouvrier, et avec une volonté d’ambition va poursuivre sa carrière jusqu’à devenir ingénieur grâce aux cours du soir. Il connait donc bien, la façon de travailler des ouvriers, et il va s’efforcer d’éviter la ‘flânerie des ouvriers’ pour reprendre ses propos. L’OST décrit la double division du travail. La division horizontale du travail marquée par une parcellisation des tâches, à l’instar de la description ci-dessus dans la manufacture d’épingles. De plus les encadrants vont chronométrer les tâches pour montrer la cadence à atteindre. D’autre part Fredrick Taylor décrit la division verticale du travail c’est à dire une séparation entre la conception et l’encadrement des tâches et l’exécution des tâches. Tous les effets positifs déjà décrit par Adam Smith au siècle précédent vont se réaliser. Par contre l’ouvrier va être déposséder de son autonomie de travail mais un système de prime est censé compenser les aspects négatifs. Le succès du taylorisme est immédiat et s’exporter dans le monde. Taylor viendra exposer la nouvelle organisation du travail pendant l’exposition universelle à Paris en 1900. Face aux effets positifs sur les rendements, de nombreux entrepreneurs et ingénieurs vont alors appliquer cela en France et dans les pays voisins. Avec la première guerre mondiale et la nécessité d’accroître les cadences pour livrer les armées, le taylorisme va se développer à grande échelle.
Henri Ford (1863/1947) va reprendre le taylorisme à son compte et le perfectionner, jusqu’à inventer une nouvelle organisation du travail, le fordisme qui devient également un nouveau système. Henri Ford est un ingénieur et c’est en visitant les abattoirs de Chicago qu’il va découvrir les convoyeurs. Il va alors souhaiter développer ce mécanisme dans l’usine qui fabrique la Ford T à Détroit. C’est le fameux travail à la chaîne. Chaque ouvrier est posté sur un ligne de travail et ne doit réaliser qu’une seule tâche d’assemblage. L’ensemble permet alors de produire une voiture en moins de une heure et demi. Les profits sont immenses. Mais Ford ne s’arrête pas là. Il met en place ce qu’on appelle le système fordiste. En effet, son idée est d’augmenter les ouvriers pour qu’ils puissent avoir suffisamment de ressources par la suite pour devenir de futurs acheteurs. En 1914, il décide de doubler le salaire horaire des ouvriers avec le Five dollar’s day qui va attirer beaucoup de candidats. Le succès est grandissant, les usines Ford s’implantent à l’étranger. En 1932, Ford construit une voiture sur trois dans le monde. D’autre part, l’organisation fordiste du travail va être repris dans tous les secteurs. Cette innovation majeure de l’organisation du travail sera à l’origine de l’augmentation grandissante des gains de productivité dont bénéficieront les ouvriers et l’économie dans son ensemble grâce à l’élévation des revenus. Mais ce tableau qui parait idyllique à pourtant sa part d’hombre. Le travail répétitif demandé n’est pas supportable et l’absentéisme grandit, le turn over c’est à dire, le changement d’entreprises des ouvriers, est important. Face à cette aliénation du travail subie par les ouvriers dans ce système capitaliste, les revendications se multiplient et les grèves augmentent. C’est dans ce contexte, qu’un nouveau modèle va naître, le toyotisme. Cette nouvelle organisation du travail est attribuée à l’ingénieur Ohno qui la met en pratique dans les usines Toyota au Japon. Il prend le contrepied du modèle fordiste.
Chaque ouvrier est incorporé dans des petites équipes qui sont responsables d’une partie de la production. La polyvalence des tâches est souhaitée et la participation de l’ouvrier à l’amélioration de la méthode de fabrication est vivement encouragé. Ohno invente de nouvelles méthodes.
-> juste à temps
-> de l’amont ver l’aval d’où kanban
-> polyvalence/ esprit d’équipe kaizen
et pourtant le taylorisme n’est pas mort. Il a une grande capacité de résilience notamment à travers les services. On retrouve dans les call-center, ou bien la restauration rapide et bien d’autres services une forme d’organisation du travail fondée sur les principes tayloriens. Encadrement, parcellisation des tâches, séparation entre les cadres dirigeants et les techniciens qui exécutent les demandes.
IV. Le numérique brouille les frontières du travail
Le numérique permet de nouvelles façons de travailler en dehors du lieu de travail, le télé-travail. Avec la crise le télé-travail s’est largement amplifié. Le travail dans des tiers-lieu, autrement dit des lieux où se regroupent des indépendants, des free-lance avec un smartphone ou une liaison Internet se multiplient . C’est le co-working où l’on retrouve les slashers, ceux qui ont plusieurs activités .
D’autre part, les plate-formes numériques qui proposent des services gratuits vont employées de plus en plus de free-lance qui se déclarent autoentrepreneur. Les activités sont alors largement externalisées, réalisées par d’autres acteurs que les salariés de l’entreprise
D’autres part, le numérique augmente la désintermédiation des emplois c’est à dire que les entreprises qui ont besoin de services vont trouver directement via le numérique et sans intermédiaire, les personnes qui vont répondre à leurs demandes (ainsi dans le domaine de la traduction, cela s’est largement désintermédiarisé). Cela procure un avantage aux donneurs d’ordres qui peut sous-traiter une charge sans coût de transaction.
V. L’emploi : un rôle d’intégration sociale en équilibre précaire
Ce thème a été déjà traité dans le chapitre sur le chômage et l’emploi.
Historiquement l’emploi n’était pas pensé comme une possibilité d’intégration sociale. Les nobles d’autrefois ne devaient pas travailler mais se consacrer aux tâches nobles, la guerre, les affaires de l’Etat, les lettres, l’art, … Le modèle bourgeois du XIXe siècle a placé le travail au centre de la richesse mais il s’agissait alors d’une exploitation du travail des prolétaires. Le travail comme norme de vie qui fait consensus n’est qu’une invention relativement récente. En effet, dans nos sociétés, le travail salarié ou non salarié permet l’intégration sociale.
Le travail permet notamment d’obtenir les revenus économiques qui nous permettent de nous intégrer dans la société de consommation. Nous choisissons nos normes de consommation ou on nous impose des normes de consommation, mais nous nous y intégrons grâce à nos revenus économiques en grande partie. Au delà, comme l’a présenté le sociologue français Robert Castel, le travail nous donne un statut qui nous donne accès à un large filet de protection sociale. Notre retraite va en dépendre après une longue vie de cotisation. A ce stade, en terminale, tu es capable de distinguer les pays qui ont mis en place des systèmes de retraite par capitalisation et les autres qui ont basé le système de retraite sur la répartition. La protection face aux risques de la vie est assurée par les allocations dont on peut le cas échéant profiter. Risque maladie, risque de chômage, d’accidents du travail etc. On comprend dès lors que le travail est la ressource économique fondamentale de l’intégration dans nos sociétés développées. Comme dit Thomas Piketty, alors qu’autrefois les riches étaient des rentiers qui ne travaillaient pas, aujourd’hui les riches sont plus souvent des travailleurs, entrepreneurs bien souvent.
Au delà de l’aspect économique, le travail assure notre place dans la société moderne. C’est une des idées développées en première concernant la solidarité organique, le concept de Émile Durkheim. Tu t’en souviens ?
Le travail cadre notre vie et impose un rythme qui devient une norme qui nous relie les uns les autres. Par exemple, on voit se développer les after-work à la mode anglo-saxonne. La valeur travail est valorisée dans nos sociétés modernes et est à peine remis en cause par les slogans plutôt corrosifs des années hippies comme ‘le travail c’est la santé! Ne rien faire c’est la conserver’ . Merci Henri Salvador. De plus, sociologiquement parlant, le travail à travers le statut social qu’il nous impose nous donne une identité sociale. Pour terminer, on rappelera que le travail permet la sociabilité. On illustrera cela par exemple en rappelant par exemple que le choix du conjoint ne se fait principalement pas autour des réseaux sociaux, mais en majorité avec les relations de travail.
Or les mutations du travail viennent transformer cette intégration sociale par le travail.
La précarisation du travail ne permet plus les ressources économiques, le filet de protections sociale se délite, la sociabilité est moins évidentes lorsque l’emploi n’est pas continue. Les nouvelles façons de travailler, en télé-travail, en co-working, … vont devoir inventer de nouvelles façons de créer du lien social. Quant aux plateformes qui créent un vide juridique autour d’autoentrepreneurs qui dépendent d’une même employeur numérisé, les pays vont légiférer pour ne pas permettre l’exploitation et l’exclusion des travailleurs des normes typiques associées au travail.